La légende du fantôme du château de Matsue

Nous sommes en 1611, date à laquelle le daimyō (seigneur de guerre) Yoshiharu Horio compte terminer la construction du château de Matsue. Mais tout ne se passait pas comme prévu : la mise en place des murs de pierre de la citadelle principale et du donjon prenait du retard. Rien ne semblait pouvoir protéger convenablement ce château pourtant si bien pensé. Il fut alors décidé d'ériger des piliers humains, c’est-à-dire d’ensevelir des personnes vivantes dans le bâti puis de prier pour la réussite des travaux. Cette pratique, qui peut sembler barbare aujourd’hui, était commune au Japon quand une digue ne tenait pas ou qu’un bâtiment ne pouvait être construit pour une raison ou pour une autre. Néanmoins, cette fois-ci, il aurait peut-être mieux fallu éviter un sacrifice …
C'était aussi l'époque de la danse Bon Odori, pratiquée durant la fête des morts. Lors de ce moment festif, femmes, hommes et enfants dansent pour célébrer la mémoire de leurs ancêtres. Un soir, les vassaux de Yoshiharu restaient contemplatifs devant la grâce des jeunes femmes qui dansaient au rythme des musiques traditionnelles. L’une d’entre elles dansait divinement bien et elle dégageait une joie de vivre intense.
Quand elle vint à faire une pause, la nuit était déjà tombée. Les lanternes qui éclairaient le lieu peinaient à percer les ténèbres alentour et, en un instant, des bras en sortir pour l’attirer dans l’ombre. L’innocente danseuse avait beau crier, personne ne put rien faire … Les vassaux l’avaient kidnappé pour la sacrifier, elle, la plus belle et fluette danseuse de la ville.

le fantôme de Matsue

Attachée, ligotée, elle savait que se débattre ne changerait rien à sa situation. Elle ne pouvait qu’écouter le pas des vassaux écraser la terre et les débris de pierre du chantier, sentir leurs mains l’étreindre avec force et ressentir de temps à autre leur respiration haletante. Quand enfin on la posa au sol, sans délicatesse aucune, elle comprit que son sort était scellé. Les vassaux et quelques ouvriers, sous le regard glacial du seigneur de guerre, placèrent la sacrifiée entre les murs de sorte qu’elle prenne elle-même le rôle d’un bloc de pierre.
Elle se retrouvait là, seule, en train de vivre ses derniers instants sans même pouvoir dire au revoir à ses parents. C’était son dernier souffle, sa dernière douleur et sa dernière pensée. C’est alors que sa tristesse se transforma en tourment puis en malédiction.
On raconte qu’elle s’est mise à hanter les vassaux du daimyō, un à un, avant de maudire le clan Horio tout entier. D’abord Yoshiharu puis son fils Tadasuji, tous les deux morts peu après que la vengeance de la belle danseuse ait commencé. Le troisième seigneur, Tadaharu, est lui aussi décédé prématurément et il ne laissa aucun héritier derrière lui. La ruine s’abattit sur clan Horio. Kyogoku Tadataka, le seigneur suivant, mourut subitement 3 ans plus tard laissant à nouveau le château sans famille pour le diriger.
Lorsque Matsudaira Naomasa devint à son tour le seigneur, le fantôme fit son apparition au dernier étage du donjon. Il ne savait pas s’il devait lui adresser la parole ou non, et ce n’est que plusieurs jours après cette première rencontre qu’il lui demanda qui elle était. Ce à quoi le fantôme répondit :
« Je suis le seigneur de ce château ».
En japonais : この城の主です – kono shiro no aruji desu.

Naomasa associa alors les mots « ce château » (kono shiro) à une certaine espèce de poisson appelée konoshiro (Konosirus punctatus - コノシロ), pour considérer cette phrase au lieu de celle du fantôme :
« Je suis le propriétaire des poissons konoshiro ».
Traduit ainsi : コノシロの主です – konoshiro no aruji desu.

Le seigneur alla au lac Shinji et il pêcha plusieurs konoshiro en guise d’offrande. On dit, depuis, que la malédiction du fantôme s’est dissipée, mais le spectre continue parfois de semer quelques troubles.

Il existe une superstition indiquant qu’autrefois le château tout entier se mettait à trembler fortement, dès lors qu’on y dansait lors la fête des Morts. Pour éviter qu’il ne s’écroule, on préféra interdire la danse plutôt que de prendre ce risque. Aujourd’hui encore, la danse Bon ne peut être pratiquée que dans certaines parties du château. Peu après la construction du château, l’ensemble de la ville de Matsue a dû interdire aux filles de danser la danse Bon.


Article écrit le 02 mai 2023, par l'auteur Kévin Tembouret. Il s'agit d'un extrait du livre "Croyances et légendes urbaines japonaises: Histoires populaires, superstitions et malédictions au Japon".